Taikomoji kalbotyra, 21: 104–118 eISSN 2029-8935
https://www.journals.vu.lt/taikomojikalbotyra DOI: https://doi.org/10.15388/Taikalbot.2024.21.7

Le désaccord et les formes de politesse dans le débat médiatique marocain: Une approche interactionnelle

Hassan Azouzi
Laboratoire d’Études et de Recherches sur l’Interculturel (LERIC)
Université Chouaïb Doukkali, El Jadida. Maroc
azouzi.h@ucd.ac.ma

Résumé. Cette étude se veut une esquisse de la notion de désaccord dans le débat médiatique marocain au temps du covid-19. Il s’agit, en l’occurrence, de démontrer les modalités de production de désaccord et les formes qui lui sont afférentes dans un débat télévisé essentiellement conflictuel. Cet acte discordant est conçu selon l’appareil terminologique de l’analyse conversationnelle d’orientation ethnométhodologique, dans la mesure où l’acte réactif (désaccord) dépend intimement (dépendance conditionnelle) de l’acte initiatif du locuteur. Conscients de la dangerosité de leurs actes respectifs, les participants à l’interaction verbale mettent en place un ensemble d’adoucisseurs et/ou de durcisseurs afin d’éviter de se montrer impolis lors du déclenchement du désaccord. Pour ce faire, nous avons fait appel à un corpus composé de deux émissions télévisées marocaines, durant la crise mondiale de la COVID-19, transcrites et alignées afin de repérer des éléments de réponse au sujet en question.
Mots clés: désaccord, interaction, participants, effets de politesse, débat télévisé

Disagreement and forms of politeness in Moroccan media debate: An interactional approach

Abstract. This study aims explores the concept of disagreement in Moroccan media debates during the COVID-19 pandemic. It aims to analyse how disagreement is expressed and the forms it takes in the context of confrontational televised debates. Drawing on the framework of ethnomethodological conversational analysis, disagreement is viewed as a reactive act that is conditionally dependent on the speaker‘s initiating act. Recognising the potential risks of their respective acts, participants in these verbal interactions employ softeners and/or emphatics to mitigate or intensify their responses, striving to avoid outright rudeness when expressing disagreemnt. The analysis is based on a substantial corpus of transcribed and aligned speech, enabling the identification of key elements that shape responses in this context.
Keywords: Disagreement, interaction, participants, politeness effects, televised debate

Nesutarimas ir mandagumas Maroko žiniasklaidos debatuose: interakcinis požiūris

Santrauka. Šio tyrimo tikslas – atskleisti nesutarimo reiškinio ypatumus Maroko žiniasklaidos diskusijose per COVID-19 pandemiją. Tyrime siekiama atskleisti, kokiais būdais būdavo išreiškiami nesutarimai ir kokias formas jie dažniausiai įgaudavo konfrontacinio pobūdžio televizijos debatuose. Nesutarimo aktas analizuojamas remiantis etnometodologinės pokalbio analizės principu. Nesutarimas laikomas reagavimo veiksmu, kuris priklauso nuo kalbėtojo inicijuojamo veiksmo. Pripažindami savo atitinkamų veiksmų pavojingumą, žodinės sąveikos dalyviai naudoja įvairias švelninimo arba griežtinimo strategijas siekdami, kad parodydami savo nepritarimą nebūtų grubūs. Analizei atlikti buvo pasitelktas didelės apimties transkribuotas ir sulygintas tekstynas, kuris leido detaliai išnagrinėti reakcijų į aptariamas temas struktūrą ir jų tarpusavio ryšius.
Reikšminiai žodžiai: nesutarimas; sąveika; dalyviai; mandagumo poveikis; televizijos debatai

_________

Copyright © 2024 Hassan Azouzi. Published by Vilnius University Press.
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution Licence, which permits unrestricted use,
distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.

1. Introduction

A l’arrivée du coronavirus, période si sensible à tous les niveaux ; social, économique, politique, etc., les dirigeants politiques et les scientifiques à l’échelle nationale et internationale se trouvent navrés, voire complexés, face aux nouvelles mesures sanitaires imposées aux citoyens, inhabitués à ce nouveau mode de vie. D’où une importance primordiale a été accordée au débat essentiellement télévisé. A ce titre, les spécialistes ont envahi les plateaux de télévision pour répondre aux différentes questions posées par les citoyens et leur expliquer les mesures sanitaires pour affronter la pandémie.

Dans ce contexte particulièrement marquant, la présente étude se propose d’esquisser, autant que faire se peut, les procédés discursifs adoptés ainsi que les stratégies argumentatives mobilisées lors d’un débat médiatique visant à apporter des réponses via l’affrontement d’opinions paradoxales voire disparates tenues par des interactants qui veulent à tout prix s’imposer et imposer leurs avis aux différents sujets médiatiques relatifs à la COVID-19.

Dans une telle situation, l’acte de désaccord semble inévitable, il pourrait être considéré comme une sorte de « loi du genre » (Kerbrat-Orecchioni 2017: 218). Par essence, le débat télévisé représente est un espace destiné aux affrontements d’idées, le désaccord est donc attendu tant par l’animateur de l’émission télévisée et les téléspectateurs que par les participants au débat eux-mêmes.

En effet, cette contribution se propose donc d’explorer le champ médiatique marocain au moment de la crise mondiale de la COVID-19, tout en adoptant une approche interactionnelle, un concept peu connu des chercheurs marocains, qui nous permettrait de repérer la nature du fonctionnement de l’interaction au sein des émissions télévisées abordant des thèmes relatifs à la pandémie de coronavirus.

1.1. Questions de recherche

Dans cette modeste contribution, notre objectif est de démontrer, exemples à l’appui, les modalités ainsi que les formes langagières adoptées déclenchant l’acte de désaccord dans un débat télévisé à un moment précis de l’histoire du Maroc (la crise de COVID-19) dans un contexte teinté par l’accroissement remarquable d’incompréhension et de discordance des points de vue. De surcroit, de la nécessité d’explorer cette piste de réflexion, viennent se greffer les questions du genre : quels sont les facteurs favorisant l’acte de désaccord dans l’émission télévisée hebdomadaire « Questions d’Actu » et «En direct avec vous » pendant le pic du coronavirus ? Quels effets de politesse pourraient se produire lors du déclenchement d’un désaccord de l’un des participants à l’interaction verbale ? Sur la base de quels moyens langagiers les interactants dédramatisent-ils l’effet du désaccord ?

Comme il a été signalé supra, l’acte de langage de désaccord est le critère indispensable pour qu’un débat puisse être remuant. Pour se faire, la tâche élémentaire de l’animateur d’une émission télévisée est de « veiller au bon déroulement du combat » ( Vion 1992: 121) en recourant fréquemment à cet acte réactif.

Par ailleurs, pour asseoir notre étude sur le désaccord dans le débat télévisé, nous adoptons l’appareillage théorique provenant du courant conversationnel d’orientation ethnométhodologique. Ce courant vise à scruter comment les participants gèrent leur flux interactionnel. Il cherche ainsi à observer et à décrire, à un degré de granularité très fin, les processus de construction de l’intersubjectivité et de l’intercompréhension. (Chernyshova & Traverso 2017: 4).

Nous faisons appel au même titre aux travaux de Kerbrat-Orecchioni (2005) sur les notions de « FTA1 » et « FFA2 ».

1.2. Cadre théorique

1.2.1. Le tour de parole : une notion-clé de la logique interactionnelle

Dans la littérature conversationnelle d’inspiration ethnométhodologique (Sacks, Schegloff, Emanuel, & Jefferson 1974), l’alternance des tours de parole se trouve au cœur du processus interactionnel mené par les interactants « chacun son tour » (Traverso 2016). A première vue, nous avons l’impression que tout va dans le désordre, les participants s’emparent sur la parole, que celle-ci est monopolisée par des uns, se fait aléatoirement par d’autres. Alors que, pourtant, la structure des tours de parole est inscrite dans un raisonnement articulatoire, signifiant et ordonné. La première contribution ayant proposé une toute première version du modèle d’alternance des tours de parole est celle de Sacks et de ses condisciples Schegloff et Jefferson (Sacks et al. 1974), en s’appuyant sur un corpus provenant de données authentiques et naturelles. Ainsi, étant positionné dans le champ de l’analyse interactionnelle, la machinerie des tours de parole en constitue la clé de voûte.

La notion de tour de parole correspond à la part contributive d’un participant dans un échange interactif. Un tour peut s’étaler sur une longue contribution dialogale d’un participant, comme il pourrait également se constituer d’un simple morphème. D’ailleurs, le tour peut correspondre à un actualisateur discursif permettant la transition de la parole d’un sujet parlant à l’autre par le truchement de la « place transitionnelle » (Kerbrat-Orecchioni 1990: 131), qui fonctionne comme un régulateur de la parole entre les interactants. Chacun d’eux sait précisément à quel moment il doit intervenir « pour commencer à parler ou ne pas saisir l’occasion, pour influencer sur la direction de la conversation, etc. » (Bange 1992: 38). La réussite ou l’échec d’une interaction s’arrête sur le degré d’engagement, mais aussi la non-violation du tour de son interlocuteur. Dans le cas échéant, la machinerie des tours pourrait déboucher sur une sorte de désordre chaotique, voire sa mise à terme.

Dans le cas du débat télévisé, comme dans tout un genre interactionnel institutionnalisé, si le sujet parlant n’a pas désigné son remplaçant potentiel – via des indices de fin de tour qu’ils soient verbaux, non verbaux ou paraverbaux –, l’animateur interviendrait pour diminuer les moments de silence ou de chevauchement pour réorienter et relancer le débat après un moment d’arrêt imprévu. Nous y reviendrons en détails par la suite.

1.2.2. L’unité minimale de l’interaction

Voyons, à présent, les plus petites unités constitutives de l’interaction verbale. En effet, visualiser ces constituantes permettra de voir de plus près les éléments d’un tour de parole ainsi que leur fonctionnement. Décrire l’enchaînement interne des tours de parole permet, au fait, d’éclairer voire décortiquer le mode de raisonnement de l’interaction d’un point de vue micro, pour qu’une vision globale y soit claire.

Signalons au passage que l’école américaine d’inspiration ethnométhodologique aborde les éléments internes de l’interaction en termes de « paire adjacente » (Sacks et al. 1974). Alors que l’école européenne s’y réfère par la notion de « modèle en rang » (Roulet 1981). Il s’agit, dès lors, du même phénomène vu sous deux formes nomenclaturales différentes. Nous nous inscrivons dans le sillon de la première école qui nous serait d’une grande utilité surtout lorsqu’on fait appel au terme du conditionnement comme principe d’enchaînement des tours de parole.

1.2.2.1. La paire adjacente

En faisant référence à Sacks Schegloff et Jefferson, comme étant les premiers conversationnalistes américains à théoriser la paire adjacente (adjacency pair) (Sacks, Schegloff & Jefferson 1974), c’est la toute petite unité interactive dans le processus d’échange verbal. Il est donc question de deux tours de parole successifs et brefs (séquence minimale). La paire adjacente telle qu’elle a été expliquée par Schegloff suit la logique articulatoire de :

Etant donné le premier ( tour), le second est prévisible ; s’il se produit, il peut être considéré comme un second élément par rapport au premier ; s’il ne se produit pas, il peut être considéré comme officiellement absent3 (Schegloff 1968 : 1083).

Suivant ce principe d’enchaînement, le premier tour laisse entendre naturellement place au deuxième, le principe de conditionnement est donc au cœur de la paire adjacente. L’exemple archétypique est celui des salutations ou des questions-réponses. Lorsqu’un locuteur dans un débat télévisé, par exemple, lance une question, une salutation ou une assertion, son interlocuteur répondrait respectivement par une réponse, une salutation ou un accord/désaccord.

1.2.2.2. La forme « préférentielle »

De la sorte, la paire adjacente correspond à ce qu’une action d’un locuteur donné impose à celle de son interlocuteur des « contraintes de produire un énoncé et des contraintes de produire une des actions rendues pertinentes par le premier tour » (Traverso 2016: 72). D’où la notion de dépendance conditionnelle qui régit l’enchaînement des tours de parole entre les interlocuteurs. Si ce principe de conditionnement n’est pas respecté par l’interlocuteur, des répercussions dans l’échange interactif ont lieu : une séquence réparatrice peut se produire soit pour répéter la paire soit la reformuler selon le contexte conversationnel établi et les conditions de production qui l’entourent. En clair, étant constituée de deux composantes, la paire adjacente est formulée de deux constituantes : la seconde action, puisqu’elle dépend intimement de la première, elle pourrait se subdiviser en deux formats suivant l’intention locutoire de l’interlocuteur. Ainsi, nous reprenons la dichotomie de Pomerantz qui évoque la forme « preferred » (préférentielle) et la forme « dispreferred » (dispréférentielle) (Pomerantz 1985). Quand le participant suit l’ordre séquentiel et manifeste une paire attendue de celle de son énonciateur, on s’inscrit alors dans une logique préférentielle.

Pourtant, cette logique n’est pas toujours pertinente ; il se peut qu’une seconde paire sorte de la norme de dépendance conditionnelle et rejoigne la forme « dispréférentielle », c’est-à-dire, une réponse inattendue à l’action du locuteur. De nature, « après x d’intervention initiative, on attend de « préférence » un type y de réaction » (Kerbrat-Orecchioni 2016 : 2). C’est à la forme « dispréférentielle » que se reflète le désaccord  comme étant une assertion négative et inattendue chez les interlocuteurs.

2. Aspects méthodologiques

« Questions d’actu » et « En direct avec vous » sont deux émissions hebdomadaires qui passent respectivement sur les deux chaînes publiques marocaines 2M4 et Médi1TV5. Les deux émissions télévisées, qui s’étalent environ sur cent vingt minutes, ayant en commun des sujets (politiques, économiques, sociaux...etc.) ont fait un record en matière de couverture médiatique de la situation sanitaire du pays au cours des années 2021/2022. La première est produite en français, tandis que la deuxième est en arabe marocain6. Signalons, dans la même lignée que notre choix n’est nullement motivé par une approche contrastive, mais par une intention thématique, puisque les deux émissions citées ci-dessus convergent vers le même sujet relatif à la crise sanitaire du COVID-19. Notre choix est dicté surtout par la dimension conflictuelle où l’acte de désaccord est foncièrement marquant chez les interactants.

Le premier débat de « Questions d’actu » s’intitule « Le système de santé au Maroc : comment capitaliser sur l’expérience covid », et aborde les décisions ministérielles prises tout au long de la crise sanitaire du coronavirus, diffusé le 16/03/2022. Le deuxième débat, divulgué le 30 juillet 2021, porte sur la question de la vaccination des enfants et a suscité un affrontement violent entre les intervenants. Il porte le nom « le débat autour de la vaccination contre le coronavirus » dans l’émission télévisée « En direct avec vous ».

Le format du débat dans les deux émissions télévisées est réparti selon deux catégories principales : un animateur (qui change de posture de temps à autre pour devenir partie prenante du débat) et des invités-intervenants. Les débatteurs représentent différents profils socio-professionnels : des psychologues, des pharmaciens, des spécialistes dans le numérique. Par contre, ce sont des scientifiques dans le domaine de la médecine et en l’occurrence des épidémiologues, qui marquent une forte présence dans les deux numéros sur lesquels nous travaillons. D’où d’ailleurs le choix de la période de la crise sanitaire du coronavirus, durant laquelle le débat médiatique marocain subit une évolution titanesque et particulièrement significative en matière de croissance du désaccord et d’affrontement entre les participants au débat télévisé. Bien que les deux programmes télévisés soient produits dans deux langues différentes (l’arabe et le français), ils s’appuient conjointement sur le même principe : l’orchestration du désaccord.

Ainsi, la transcription de notre corpus est dictée par les phénomènes notés et les objectifs escomptés au préalable. Dans cette perspective, nous avons opté pour le modèle de transcription ICOR7 proposé par le laboratoire ICAR8, car il prend en compte les dimensions multimodales, gestuelles et/ou prosodiques.

3. Le désaccord dans le débat médiatique

Dans le sillon de la linguistique conversationnelle, le désaccord est strictement lié à la forme « préférentielle » de l’organisation des échanges. Il s’agit d’un acte réactif d’un allocutaire suite à une assertion émise par un allocuteur. Dans une interaction verbale de tendance polémique du type « débat » le désaccord se présente comme un vecteur inévitable dans le dynamisme du champ médiatique, en l’occurrence dans l’émission télévisée « Question d’actu » et «En direct avec vous» sur lesquelles nous nous basons comme étant un corpus d’appui dans la présente étude. C’est dans l’esprit de déceler les formes du désaccord et son déclenchement que s’articule le présent travail.

En effet, dans l’interaction typiquement conflictuelle du type « débat », à l’image du débat médiatique télévisé, le conflit constitue l’essence même des échanges entre les participants. « Tout débat est de nature intrinsèquement confrontationnelle (dans « débattre », il y a « battre ») (Kerbrat-Orecchioni 2016: 5). Il s’agit donc d’un espace d’argumentation et de confrontation des idées différentes en vue de convaincre son adversaire, qui, par le biais duquel, le locuteur compte convaincre le public. Suivant ce raisonnement, le débat pourrait ressembler à une sorte de « compétition sportive » (Vion 1996: 38) où chacun voudrait remporter le titre de favori et de gagnant. Le désaccord se voit donc comme une assise élémentaire du bon fonctionnement du débat télévisé.

3.1. Les formes du désaccord et les effets de politesse dans l’émission « Questions d’actu » et « En direct avec vous »

3.1.1. Désaccord basé sur une reformulation erronée

D’après une étude approfondie du corpus, deux modalités dominantes de désaccord sont soulevées : l’animatrice de l’émission « Questions d’actu » (KI) se livre à un exercice de provocation en vue de créer une divergence des points de vue entre les débateurs. La raison en est bien évidente: intensifier le rythme du débat. L’exemple suivant nous éclaire sur ce point :

(1) « Questions d’actu »

042 TH […]c’est pas à un pays de déclarer la fin de la pandémie (.) la fin de la pandémie c’est une c’est une situation euh: mondiale (.) euh: euh: on ne peut jamais sortir de pandémie si (.) on- si à l’échelle planétaire la situation n’est pas maitrisée (.)[…] deuxièmement/ (.) c’est que pandémie on sort de la pandémie vers l’endé- même si/ (.) dans plusieurs pays on traite actuellement le virus comme pandémique entre guillemets (.) mais c’est toujours une pandémie (.) puisque (.) on ne maitrise- nous ne sommes pas à l’abri de [
043 KI [c’est ça/
c’est contradictoire/ (.) ce que vous dites/[
044 TH [mais on a tous les moyens/ (/)[
045 KI
[mais/ (.) mais/ (.) professeur AI/ euh pardon professeur TH/ euh::: c’est contradictoire/ (.) parce que si vous dites qu’on peut vivre avec le virus/ (.) et que::: il faut (.) vivre une vie normale/ (.) et que/ à côté on ne peut pas déclarer une endémie/ c’est que y’a::: y’a- contradiction/ (.) dans vos propos/=
046 TH =pas du tout/ pas du tout/ pas du tout/(.) il faut dire que: &
047 KI alors expliquez-moi/
048 TH &vivre avec le virus (.) après la fin de la pandémie (.) le virus (.il sera là il faut faire une déclaration[
049 KI
[mais non de toute façon/ (.) de toute façon/ (.) de toute façon/ (.) le virus est là/ (.)[et certains pays&[…]

L’animatrice provoque à plusieurs reprises son interlocuteur dans les tours de parole (043), (045), et (049), insistant sur le fait que les propos de TH sont contradictoires et qu’elle les met en cause. Cette assertion provocatrice entraîne un acte réactif immédiat chez son interlocuteur TH dans le tour (46) « pas du tout/ », réitéré à trois reprises avec une intonation ascendante, traduisant l’ampleur, mais aussi la menace qu’une telle assertion pourrait générer. En effet, l’acte de désaccord dans ce cas de figure est déclenché par l’accentuation de la relation de conditionnement entre les deux tours « paire adjacente », entre l’acte de l’animatrice, discréditant, en quelque sorte, la crédibilité de son allocutaire TH , et l’acte de celui-ci qui prend la forme « dispréférentielle », une réponse négative de la paire initiative précédente. D’où la logique de « dépendance conditionnelle » dont nous avons parlé supra.

Le désaccord porte ici sur une reformulation erronée des propos de TH par l’animatrice de l’émission KI, qui prétend une contradiction entre le fait de vivre avec le coronavirus et l’absence de déclaration officielle de l’endémie. Il s’agit d’un désaccord exprimé par la locution adverbiale « pas du tout », intensifiée par un mécanisme stylistique de répétition et dont le but est de démentir le propos assertif de l’animatrice.

Le deuxième exemple, basé sur une reformulation faussement entreprise, nous parvient cette fois-ci de l’émission « En direct avec vous » entre les deux intervenants AH et DE.

(2) « En direct avec vous »

034 DE[…] hi bit nḥaṭ wahd s-souʔal glti bi anna-hu l-qaṣrin ma xaṣna šay ndiru li-hum t-talqiḥ euh nfarḍu la qddar l­-lah lwalid diyalk ʕandu (alzheimer)huwa ma tayfham š achna huwa t-talqiḥ wla lmaṛaḍ wḷa radi tlaqḥu wḷa ma ṭlaqḥu šay ʕandu tmanyin ʕam wla tsʕin ʕam]

[…] j’aimerais juste poser une question vous avez dit que pour les mineurs (.) nous ne devons pas les vacciner (.) euh:: euh::supposons que votre père atteint la maladie <((en fraçais)) d’alzheimer > (.) il ne comprend qu’est-ce que c’est que le vaccin ou la maladie(.) allez-vous le vacciner ou non/(.) il a quatre-vingt ou quatre-vingt-dix/(.)
035 AH[lwalid diali ma ši qaṣir]
mon père n’est pas mineur/

036DE [la la qaṣir mn n-naḥya n-naḥya n-nfsanya ma tayʕrf š šnahwa l-mzyan wa šnahuwa l-xayb euh wla ʕand-u maṛaḍ matalin nfsani bḥal euh l-fuṣam (schizophrénie) ila axirih waš d-dir l-u t-talqiḥ wla ma d-dirlu ši]
non/ non/ mineur d’un point de vue d’un point de vue psychique(.) il ne pourrait pas faire la distinction entre le bien et le mal euh(.) ou il a une maladie psychologique (.) comme euh <((en fraçais)) la schizophrénie > (.)ainsi de suite (.) est-ce que vous allez le vacciner/=

En effet, le désaccord porte ici sur un acte déductif selon lequel AH s’oppose au raisonnement analogique de son coénonciateur DE qui, en voulant lui montrer l’obligation de la vaccination des enfants, fait appel dans son tour initiatif (34) du désaccord à une image métaphorique mal perçue par AH dans son tour réactif (35). Le déclenchement du désaccord est dû à la reformulation du propos de DE que AH conçoit comme une attaque personnelle. L’objet du désaccord ne porte plus sur la vaccination (ou non) des enfants, mais sur le nouveau sens – tel que le conçoit AH – que prend le tour de parole initiatif de DE. Il s’agit d’un désaccord explicite formulé à l’aide d’un adverbe de négation (ne …pas) que Ducrot (1984: 131) appelle « la négation polémique » pour désigner un énoncé réactif négatif à l’énoncé assertif positif et vice-versa.

3.1.1.1. Un désaccord adouci

En partant de l’idée selon laquelle l’acte du désaccord s’accompagne, dans presque tous les cas (du moins dans le présent corpus), d’expressions d’adoucissement (FFA) ou de durcissement (FTA) (Kerbrat-Orecchioni 2005), la nature de l’énoncé produit selon qu’il soit poli ou impoli se détermine pourtant par son contexte d’occurrence et les moyens linguistiques avec lesquels il est formulé. Les interactants sont donc en permanence censés d’utiliser les dites formules d’atténuation ou de renforcement pour émettre un message qui ne soit pas blessant envers leur interlocuteur et permettre le maintien du système conversationnel.

L’exemple (1) illustre concrètement la volonté de la journaliste d’amplifier le ton du débat via sa réaction provocatrice, sans que cela atteigne la face de son interlocuteur TH. En effet, avant même d’articuler son désaccord, KI l’anticipe par un FTA.

En nous référant à l’exemple précédent, nous nous rendons compte que l’animatrice KI a veillé à ce que son désaccord avec son interlocuteur TH soit adouci. C’est ce qui explique le recours aux formules adoucissantes, à l’image de : « [mais/ (.) mais/ (.) professeur AI/ euh pardon professeur TH/ euh… », KI mobilise non seulement la marque d’hésitation « euh », marquant la probabilité de son assertion, mais aussi la formule « pardon », auxquelles elle ajoute une deuxième marque d’hésitation allongée indiquée par le signe « ::: » en vue d’amoindrir une menace éventuelle de la face de son interlocuteur.

Encore est-il pareil dans l’exemple (2), où DE, conscient des éventuelles répercussions de son énoncé sur la perte de la face de son partenaire de l’échange, se sert de l’adverbe de négation à deux reprises successives dans le tour de parole (36) afin de redresser l’acte inférentiel9 de son co-locuteur AH.

3.1.2. Désaccord comme réaction immédiate et violente

Le désaccord par, le truchement d’une assertion réactive immédiate à l’acte assertif du locuteur semble, statistiquement parlant, le plus dominant dans les deux émissions télévisées constituant notre corpus. Ceci s’explique peut-être par la volonté de chaque participant à l’interaction de s’imposer et d’imposer sa propre vision de l’autre. En effet, le ton serré et ferme dans une interaction de nature duelle rejoint la forme du conditionnement de la paire initiative, provocatrice du désaccord et la paire réactive, amorçant cet acte. Dans cette logique de machinerie des tours de parole, la forme « préférentielle » est mise en retrait ; ce sont les enchaînements non-préférés qui s’y mettent en place. D’ailleurs, « le principe de préférence pour l’accord devrait entraîner une réponse de type « oui », or c’est le contraire qui advient » (Kerbrat-Orecchioni 2016: 3), à l’image illustrative de l’exemple suivant :

(3) « En direct avec vous »

280 AH [ġadi tʒawbni]
Vous allez me répondre/=
281 AI [ġanjawbk]
=je vais te répondre=

282 AI [la ma baġiti š tjawbni mlli katbġi tjawbni katʒawb ʕla ši suʔal axur ma ṭraḥtu š]
=non tu réponds toujours à côté de la plaque/ tu réponds aux questions que je n’ai pas posées (inaud)

283 JL [l-la ʕla had t-taʒarib waš baqi katʒarbu]
non/(.) pour les essais cliniques/ ils [sont en cours d’essais/

AH en 280 fait en sorte que sa question prétend une réponse favorable et attendue de son interlocuteur AI, qui suit, effectivement « l’organisation préférentielle des échanges » (Levinson cité par Kerbrat-Oreccioni 2005: 216). Or, c’est le contraire qui vient de se produire ; la question d’AH n’est, en réalité, qu’une forme  piégeante qui a induit en erreur AI vers un enchainement préférentiel dans le tour (281). D’où le désaccord systématique d’AH dans le tour (282), mentionné supra par « = », dans lequel il soupçonne son adversaire de l’imprécision dans ses réponses. Pour se faire, AH déploie un matériel linguistique considérable, dans la mesure où « les enchaînements non préférés sont plus « coûteux » linguistiquement » (Kerbrat-Orecchioni 2016: 3), ne serait-ce que pour exprimer vigoureusement son désaccord avec AI. Il est donc important de souligner que faire appel aux formes verbales violentes pour émettre son désaccord dans ce contexte de débat « confrontational » – tout en ayant conscience que de telles formules pourraient porter atteinte à la face des interlocuteurs – est un exercice habituel et indéfectible dans le débat médiatique offensif. L’exemple ci-dessus en est l’élément saillant ; en effet, après le désaccord agressif d’AH, AI, tout bonnement, réagit comme s’il s’agissait d’un acte conforme à la situation à laquelle les débatteurs appartiennent.

3.1.2.1. Un FTA renforcé

Revenons à l’exemple (2) tiré du corpus à titre illustratif, dans lequel AH met en ouevre un ensemble de procédés renforçateurs de son désaccord en (282) avec AI. Nous en citons, d’un point de vue formel, l’enchainement rapide indiqué par le signe (=) aboutissant à une forme « dispréférentielle » sur un ton ascendant. En formulant son désaccord, TH le durcit encore plus en tutoyant son adversaire au débat, tout en le suspectant d’attermoyer sans cesse par l’adverbe « toujours ». Comme ses propos le laissent entendre, AH met en question la crédibilité de son interlocuteur AI. Pourtant, dans ce contexte de « guerre » verbale entre les interactants, « tous les coups ne sont pas permis : les débats sont soumis à des règles bien précises qu’il convient de respecter » (Kerbrat-Orecchioni 2010 : 40). En d’autres termes, les partenaires du débat sont soumis à double contrainte ; ils sont amenés à préserver leur face et d’éviter dans la mesure du possible d’être excessivement agressifs envers les autres. Mener une polémique avec son adversaire à la télévision devrait prendre en compte le public invisible, car il faut le convaincre sans pour autant le heurter avec un comportement « impoli » ; une équation difficilement exécutable (mais pas impossible). L’extrait ci-dessous nous montre clairement cette double posture des interactants.

(4) « Questions d’actu »

090 AI […]le deuxième point.(.) c’est pas pour défendre les gestionnaires (.) mais en fait il y a le principe de précaution(.) ce que vous êtes en train de critiquer c’est on fait de dire pourquoi/ on prend TANT de précautions/ (.) c’est ça ce que je comprends/ d’après votre discours/(.)
091 KI [je ne critique pas/ [je pose une QUESTION/
092 AB [non/ non/ non/ je ne [suis pas d’accord/
093 KI [je questionne/(.) et c’est mon rôle là/(.)
094 AI ((rire)) (.)<((en arabe)) hdak ellah > (.) [donc =
095 AB =en tout cas/(.) c’est pas- c’est pas mon- mon- en tout cas c’est pas mon cas (.) ah/ (.) mais je reviendrais à ça (.)
095 AI ((rire)) (inaudi))
096 KI on le laisse finir ah::: oui/ professeur AI/(.)
097 AI on n’a pas peur de mot/(.) on peut critiquer (.)c’est une discussion(.) [c’est pas la fin du monde/

L’animatrice KI et l’intervenant AB, respectivement dans les tours (91) et (92), refusent catégoriquement la reformulation erronée de leurs propos. AI, en tant qu’un membre du comité scientifique et technique10, soupçonne allusivement KI et AB d’avoir critiqué les mesures sanitaires mises en vigueur par le gouvernement pendant la pandémie de COVID-19. S’agissant, néanmoins de la mise en cause de la partialité de la journaliste, vue comme étant une partie prenante de la polémique. Soucieuse de sa notoriété devant le spectateur, KI défend sa réputation en rectifiant les propos de son interlocuteur.

De telles « infractions manifestes aux règles d’alternance et les rappels à l’ordre qu’elles entraînent de la part des interlocuteurs et / ou des animateurs ne sont jamais sans conséquences sur l’image que le public se fait des débattants » (Trognon & Larrue 1994 : 63). Par conséquent, les participants au débat (y compris les animateurs-journalistes) ne sont pas à l’abri du regard critique qu’exerce le téléspectateur. D’où l’importance des marques de politesse et/ou de la non-politesse. KI en (90) se servit, en plus de la marque de négation « ne pas », de l’interruption comme vecteur au dysfonctionnement interactionnel offensif visant à recadrer l’interaction. Nous sommes donc face à un désaccord durci – par des moyens à la fois linguistiques et prosodiques (saillance perceptuelle sur le mot QUESTION) – qui ne sort pas de l’anormalité dans le débat médiatique frontal.

Néanmoins, l’affrontement, parfois brutal, entre les participants à l’interaction verbale n’implique pas forcément un glissement vers une impolitesse (Jobert 2010) ; en d’autres termes, les débatteurs ne franchissent pas les bornes et les règles consensuelles tacitement admises par les partenaires de l’interaction à l’exclusion des cas particuliers, rarement produits, à l’image de l’exemple ci-dessous.

(5) « En direct avec vous »

369 FK [ʕafak mumkin nkammal l-fikra dyali]
[s’il vous plait je peux terminer mon idée/[

470 AH[ma tʕawdha š]
[ne répète pas la même chose/=

471 FK [ana hurra nʕabbar b t-tariqa baš brit]
[je suis libre de m’exprimer comme je veux]

472 AI [l-la ma ymkn lik š thḍar had l-haḍra hadi astasmiḥ a s-si ʕggu l-ḥsan xaṣṣak taxd bzimam l-umur l-la l-la]
=non c’est pas possible/ tu ne dois pas parler de cette façon/ monsieur JL/ vous devez gérer le débat/ non/ non/((inaud))

473 JL [tfaḍli tfaḍli tfaḍli a fdwa kamli l-fikra dyalk]
allez-y allez-y allez-y FK finissez votre idée

Le désaccord marque catégoriquement ici une tendance vers l’impolitesse. De fait, face à la demande courtoise de la prise de parole de FK comme étant une forme conventionnelle de politesse, AH réagit impoliment en (470) en coupant la parole à son interlocutrice. Sa paire réactive prend la forme d’un ordre hégémonique glissant à l’impolitesse. AH se sert aussi de l’intonation ascendante et la forme négative (ne pas) afin d’accuser résolument son partenaire de l’échange verbal FK de tenir des propos répétitifs. D’ailleurs, il s’est avéré que même les autres participants présents sur le plateau de télévision s’y opposent ; AI réalise par exemple, dans son tour de parole (472), qu’un tel énoncé réactif transgresse les règles de bienséance qui font l’objet d’unanimité dans la société.

Généralement, la production des FTA dans le cadre des deux émissions qui composent notre corpus ne relève pas pour autant des comportements verbaux impolis, mais plutôt non-polis. Du reste, comme nous l’avons précédemment invoqué, la présence contingente des durcisseurs du FTA dans le désaccord est appréhendée comme un acte prévisible et admissible chez les intervenants, surtout lorsqu’il s’agit d’un genre aussi polémique que le débat médiatique télévisé.

3.1.3. Un désaccord dissimulé

En nous référant à l’exemple (3) cité infra, nous nous rendons compte d’un autre type de désaccord très peu pratiqué, moyennant des FFA trompeuses ; s’agissant «  (donc des énoncés « polis ») mais sous lesquels se dissimule un FTA » (Kerbrat-Orecchioni 2010: 46). C’est ce que d’ailleurs, la même auteure l’appelle « polirudesse », une désignation révélatrice d’un acte à la fois « poli » et « rude », à forte charge sémantique. L’association de ces deux termes, paradoxaux en apparence, évoque par connotation une politesse détournée et inhabituelle, réalisée sur un ton souvent moqueuse. Signalons au passage que cette forme de désaccord n’est pas courante chez les participants à l’interaction dans les deux émissions télévisées comparativement aux autres citées plus haut. Ce choix s’explique, peut-être, par la volonté de chaque intervenant de ne pas aller au-delà des frontières permises par le contexte discursif où ils se trouvent.

(6) « En direct avec vous »

076 AI[ana la umattilu wizarat ṣ-ṣiḥa awwalan ġi baš nkunu waḍḥin ana lastu mudabbiran li l-ʕamr l-ʕumumi ana ʕuḍuw mutaṭawwiʕ ʕuḍuw fllaʒna l-ʕilmyya ʔllati ṭuʕṭi t-tawṣiyyat ri baš nbaynu kifaš katštaġl]
tout d’abord (.) je ne représente pas le ministère de la santé (.) pour être clair je ne suis pas acteur de la chose publique (.) je suis membre (.) bénévole du comité scientifique (.) qui donne des recommandations pour clarifier comment elle fonctionne/(.)

077 AH[ḷ-ḷah ybark fik ʒamiʕ l-qararat kant stinadan ʕla ṭawṣiyyati-kum ant-um masʔulun ʕala ṭawṣiyyati-kum]
que dieu vous garde/ (.) toutes les décisions s’appuyaient sur vos recommandations (.) vous êtes responsables de vos recommandations/(.)

Puisqu’il est membre du comité scientifique et technique, AI tente de se dissocier de tout engagement politique devant ses interlocuteurs. Pourtant, ceux-ci ne semblent pas convaincus par sa déclaration. En effet, AH amorce son acte réactif de désaccord en (077) par l’expression « que Dieu vous bénisse/ », à forte charge religieuse servant ici d’insinuer un mécontentement vis-à-vis d’un comportement agaçant de son interlocuteur, et parfois vis-à-vis d’un manque de compétence, de précision ou d’entente. L’expression est employée dans ce contexte dans le dessein de montrer son désaccord et de remettre l’interlocuteur à sa place, mais dans une atmosphère moins tendue, moins brutale tout en restant poli. Il s’agit, en l’occurrence, d’une politesse de laquelle se dégagent un désaccord et une rudesse facilement ressentie par son interlocuteur. Il est question d’un trope illocutoire étant donné « que Dieu vous bénisse » marque la valeur de reproche dissimulée en FFA.

(7) « Questions d’actu »

106 AI […]ces questions-là qu’ a posées monsieur AB/ (.) elles sont légitimes/(.) on les discute(.) mais je reviens à::: dire pour la-::: euh:: revenir à-::: à l’entrée au pays (.)parce que c’est la seule restriction qui reste en fin de compte (.)il faudrait être clair(.) vous me dites (.) que- qu’il y a quelque chose(.) on a même ouvert en fin de compte/(.) pour ce qui est- pour les vc (.) dans les mosquées (.) qui était une recommandation incroyable/(.) comme si c’était la commission scientifique {qui la prend en charge
107 KI [les stades::: etc. oui/=
108 AI =les stades (.) et on a vu les résultats des stades/ (.) ça c’est [ce qui est bien/=
109 AB =c’est bien ça/ c’est pas à cause de la covid/((rire))=
110 AI =non[
111 KI [on revient au sujet [on revient au sujet

Dans cet exemple, AI émet une assertion dans laquelle il expose les réalisations phares du comité scientifique, la réouverture des stades entre autres. L’énonciateur réalise une inférence entre la décision d’accéder aux stades et la diminution du taux de violence qui s’y exerce. Son assertion sous-entend un défi relevé : celui de l’abaissement du vandalisme. Or, son énonciateur AB réagit immédiatement sur un ton ironique à la logique d’extrapolation de AI « =/c’est bien ça/ ». Par conséquent, dans « une polémique, un locuteur peut réfuter autant l’argumentation qu’un élément de l’argumentation de son interlocuteur » (Lahiani 2010 : 63). En effet, AB démentit particulièrement les mécanismes inférentiels mobilisés par son interlocuteur et plus précisément la conclusion qui en ressort. Pour ce faire, AB procède avec des FFA intervertis à visée ironique pour élucider son désaccord avec « polirudesse », pour reprendre le terme de Kerbrat-Orecchioni.

Comme nous l’avons affirmé précédemment, ce genre de désaccord n’est pas fréquemment abondant dans les deux épisodes, de par l’effet qu’il pourrait produire sur la face des uns et des autres. En outre, exprimer son désaccord avec « polirudesse » risque d’amener l’opposant à l’acte initiatif de son locuteur à un glissement (intentionnel ou non) vers une impolitesse, ce que ni l’un ni l’autre ne voudrait y arriver, non seulement au risque potentiel de porter atteinte à leur image, mais également à l’image que peut concevoir le spectateur des interactants.

4. Conclusion

En définitive, à travers les extraits tirés des épisodes « Questions d’actu » et «En direct avec vous », il semble que les co-débatteurs sont conscients, au moment de production du désaccord, de l’effet que peut avoir lesdits actes sur la face des uns et des autres. Par ailleurs, les modalités de production du désaccord sont extrêmement diversifiées et s’inscrivent au cœur de la forme (dis)préférentielle et le principe de dépendance conditionnelle. Nous en avons cité les formes les plus récurrentes à savoir celles produites par le truchement d’une reformulation erronée, d’une réaction immédiate et interruptrice (parfois violente), en plus d’un désaccord dissimulé qui reste le moins pratiqué comparativement aux formes précédentes, que ce soit par les animateurs-journalistes ou l’un des interactants vis-à-vis de l’assertion initiative de son énonciateur.

Ainsi, remarquons-nous que les animateurs du débat ont un rôle déterminant dans la provocation du désaccord, surtout dans l’épisode « Questions d’actu » où la journaliste KI poursuit différentes modalités pour donner le coup d’envoi au désaccord dont l’attaque à une affirmation déjà assertée et la reformulation des faits sont l’élément marquant. Par ailleurs, l’acte de désaccord débouche presque systématiquement sur des effets de politesse ; à chaque moment qu’un désaccord est déclenché, un processus d’adoucissement ou de durcissement est mis en place. Néanmoins, la non-politesse prévaut sur les autres formes de politesse ; du moment que la nature du débat est essentiellement polémique, le désaccord non poli s’impose comme un pari sur lequel s’appuient les partenaires de l’échange afin de ne pas verser dans l’impolitesse déviante. Au vu de ce qui précède, nous pouvons avancer que :

La crise sanitaire de la COVID-19 a marqué un tournant décisif dans le débat médiatique marocain, qui était jusqu’alors conservateur. L’intensité des désaccords, parfois violents, s’installe dans le paysage médiatique, en l’occurrence dans les deux émissions composant notre corpus.

Contrairement aux théories considérant les moments de crise comme une opportunité pour réprimer « la diversité des opinions » (Hajouji Idrissi 2020), « Questions d’actu » et « En direct avec vous » se présentent comme un espace d’échange propice où chaque inter-actant pourrait s’exprimer librement sans aucune contrainte grâce à la diversité d’opinions qu’offre l’émission télévisée.

Le désaccord des participants à l’échange sur certaines mesures gouvernementales relatives à la gestion de la covid-19, reflète effectivement l’absence de consensus chez l’opinion publique sur ces décisions.

Au terme de ce travail, et loin d’une simple relation binaire simple basée sur la logique « préférentielle/(dis)préférentielle » qui n’est pas toujours valable (voir l’exemple 3) dans la production de l’acte désaccord surtout lorsque l’on a affaire à des données provenant d’un corpus naturel et authentique, les interactants sont particulièrement conscients de la dangerosité de l’exercice du désaccord qu’ils mènent. Le recours récurrent aux adoucisseurs et aux renforçateurs en est la preuve tangible.

Les participants :

« Questions d’actu »

1) KI (Khadija Ihssane), animatrice de l’émission « QUESTIONS D’ACTU »

2) AI (Azzedine Ibrahimi) , membre du comité national scientifique et technique, directeur du laboratoire de biotechnologie

3) AB (Abdllah Badou), professeur en immunologie à l’université d’Hassan 2 à Casablanca

4) TH (Tayeb Hamdi) chercheur en politique et système de santé président du syndicat national de médecine générale.

« En direct avec vous »

5) Jl (Jamaa Ako Lehcein), L’animateur de l’émission « En direct avec vous)

6) AI (Azzedine Ibrahimi) ,Directeur du laboratoire de biotechnologie médicale à la faculté de médecine et de pharmacie à Rabat, membre du comité scientifique et technique et ex-professeur dans une faculté de médecine aux Etats-Unis.

7) AH ( Anas Hilali Filali) , Pharmacien membre de la coalition nationale contre la vaccination

8) ME (Driss Elmoussaoui),  spécialiste dans la santé mentale

9) FK (Fadwa Kamal), spécialiste dans le numérique et les réseaux sociaux.

Bibliographie :

Bange, P. 1992. Analyse Conversationnelle et théorie de l’action. Paris: Hatier/Didier.

Chernyshova, E., & Traverso, V. 2017. Inférences et processus d’intercompréhension dans les interactions quotidiennes : Quelques questions méthodologiques. Cahiers de praxématique, 68. https://doi.org/10.4000/praxematique.4536

Choueiri, L., Dimachki, L., Pinon, C., & Traverso, V. 2019. Transcription de corpus oraux d’arabe parlé en interaction. Convention AraPI et annexes.

Ducrot, O. 1984. Le dire et le dit. Bruxelles: Minuit.

Hajouji Idrissi, M. 2020. Crise du Covid-19 et rôle de la deuxième chaîne publique marocaine. Analyse du contenu de « Questions autour du Corona ». http://www.refsicom.org/820

Jobert, M. 2010. L’impolitesse linguistique : Vers un nouveau paradigme de recherche ? Lexis. Journal de lexicologie anglaise, HS 2, Article HS 2. https://doi.org/10.4000/lexis.777

Kerbrat-Orecchioni C. 1990. Les interactions verbales. Tome1. Paris: Armand Colin.

Kerbrat-Oreccioni C. 2005. Le discours en interaction. Paris: Armand Colin.

Kerbrat-Orecchioni, C. 2010. L’impolitesse en interaction. Lexis. Revue de lexicologie anglaise, HS 2, Article HS 2. https://doi.org/10.4000/lexis.796

Kerbrat-Orecchioni, C. 2016. Le désaccord, réaction « non préférée » ? Le cas des débats présidentiels. Cahiers de praxématique, 67. https://doi.org/10.4000/praxematique.4524

Kerbrat-Orecchioni C. 2017. Les débats de l’entre-deux-tours des élections présidentielles françaises. Constantes et évolutions d’un genre. Paris: L’Harmattan.

Lahiani, N. 2010. Argumentation et impolitesse dans les débats politiques à caractère polémique. Lexis. Revue de lexicologie anglaise, HS 2, Article HS 2. https://doi.org/10.4000/lexis.806

Pomerantz, A. 1985. Agreeing and disagreeing with assessments : Some features of preferred/dispreferred turn shapes. In J. M. Atkinson (Éd.), Structures of Social Action (p. 57-101). Cambridge University Press. https://doi.org/10.1017/CBO9780511665868.008

Vion, R. 1992. La communication verbale. Analyse des interactions. Paris: Hachette Livre.

Roulet, E. 1981. Échange, interventions et actes de langage dans la structure de la conversation. Etudes de Linguistique Appliquée, 44, 7-39.

Sacks, H., Schegloff, E. A., & Jefferson, G. 1974. A Simplest Systematics for the Organization of Turn-Taking for Conversation. Language, 50(4), 696-735. https://doi.org/10.2307/412243

Sacks Harvey, Schegloff, Emanuel A., & Jefferson, Gail. 1974. A Simplest Systematics for the Organization of Turn-Taking for Conversation. Language, 50(4), 696.).

Schegloff, E. A. 1968. Sequencing in Conversational Openings1. American Anthropologist, 70(6), 1075-1095. https://doi.org/10.1525/aa.1968.70.6.02a00030

Traverso, V. 2016. Décrire le français parlé en interaction. Paris: Éditions Ophrys.

Alain, T., Janine, L. 1994. Pragmatique du discours politique. Paris: Armand Colin.

Vion, R. 1996. L’analyse des interactions verbales. Les carnets du Cediscor, 4, 19-32. https://doi.org/10.4000/cediscor.349

Submitted June 2024

Accepted December 2024

Annexes

Conventions de transcription (ICOR)

/ : Intonation montante

\ : Intonation descendante

[ : Chevauchement et interruption (sans espace après)

(.) : Une pose(les poses sont calculées via des perceptions perceptuelles)

= : Deux tours enchainés rapidement

::: Allongement

<((description)) transcription> : Production non verbale ou paraverbale

Euh : Hésitation

- : Troncation

Majuscule : une parole accentuée

[…] : Coupure d’un extrait du corpus

Transcription API de l’arabe marocain

ء /ʔ/ ز /z/ ك /k/

ب /b/ س /s/ /g/

ب /ḅ/ ش /š/ ل /l/

پ /p/ ص /ṣ/ ل /ḷ/

ت/ ث /t/ ض / ظ /ḍ/ م /m/

ج /ʒ/ ط /ṭ/ م /ṃ/

ح /ḥ/ ع /ʕ/ ن /n/

خ /x/ غ /ġ/ ه /h/

د / ذ /d/ ف /f/ و /w/

ر /r/ /v/ ي /y/

ر /ṛ/ ق /q/


  1. 1 Actes menaçants pour la face

  2. 2 Actes flottants pour la face

  3. 3 Traduit par l’auteur

  4. 4 2M c’est une chaine de télévision publique marocaine, généraliste, créée le 4 mars 1989.

  5. 5 Medi 1 TV c’est une chaine de télévision marocaine, destinée l’information en continu. Elle est créée le 1er décembre 2006.

  6. 6 Nous nous sommes inspirés du modèle de transcription AraPI (Choueiri et al. 2019) qui se propose d’établir une convention de transcription de l’arabe en interaction. Dans leur transcription, Les auteurs de AraPI ont travaillé sur quatre tiers (transcription : interactionnelle, morpho-phonologique, en caractères arabes puis en français) et se basent sur (API) dans leur convention de transcription.

  7. 7 Pour plus d’informations, voir le site http://icar.cnrs.fr/ecole_thematique/tranal_i/documents/Mosaic/ICAR_Conventions_ICOR.pdf.

  8. 8 Laboratoire Interactions, Corpus, Apprentissages, Représentations.

  9. 9 Pour Chernyshova & Traverso (2017: 5) l’inférence pourrait se formuler comme étant « un ensemble d’opérations logiques permettant de mener à bien une déduction, mais aussi au résultat de ce processus ».

  10. 10 Un organisme chargé de poursuivre la situation épidémiologique du pays durant la crise du coronavirus.